Témoignage de Ghislaine

Ghislaine, Sœur de Jacques

« Avoir eu un frère différent a été une chance »

« Il est juste un peu plus lent, laissez-lui le temps ! »

  1. Paris. On est au cœur de la sombre et triste « dernière guerre », les bombes, les restrictions, les tickets de rationnement. Une frêle jeune femme de 22 ans a fui sa famille bourgeoise au pignon sur rue à Soissons pour suivre son bel amoureux. Elle est enceinte et à cette époque-là, on ne plaisante pas avec les bonnes mœurs dans les « bonnes » familles. Les langues vont bon train au sortir de la messe du dimanche matin…

Ils se marient en catimini, elle accouche avant terme d’un tout petit (2,1kg) mais magnifique petit garçon. Il a du mal à téter, sa langue semble trop grosse pour sa petite bouche. Au fil des semaines puis des mois ma mère, puisqu’il s’agit bien d’elle, se rend bien compte que son petit Jacques n’évolue pas comme le fils de sa voisine de palier né dans les mêmes temps. Il ne tient pas encore assis à 6 mois, ni même à 9 mois. C’est un enfant facile, il pleure très peu, il est seulement peu tonique, comme un gros poupon de chiffon.

Le médecin, consulté régulièrement, la rassure : « il est juste un peu plus lent, laissez-lui le temps ! » Enfin, il dirige Jacques vers un autre médecin, qui à son tour, plusieurs semaines plus tard, l’adresse au Docteur Robert Debré. Ce dernier remet à ma mère un courrier pour son médecin. Elle ose l’ouvrir et voit dans le descriptif médical ces mots « enfant mongolien ».  Jacques a un an quand il devient non plus un bébé mais « un mongolien ».

Apprendre la patience et le renoncement

Le monde autour d’elle s’écroule bien plus qu’avec les bombes allemandes. Mon père à son tour est dévasté : ils ne connaissent rien à ce handicap, ils doivent jour après jour apprendre la patience et le renoncement. Mais l’amour de mes parents pour cet enfant différent reste intact. Ils vont faire « avec », comme ils vont pouvoir, sans aucune aide, sans aucun réseau !!! Une petite fille vient agrandir la famille quelques mois plus tard : ma sœur.

Je suis née 10 ans plus tard. Jacques était un compagnon de jeux merveilleux : jamais contrariant, toujours prêt à se plier à mes caprices, c’était aussi un grand frère tout doux, gentil et affectueux comme un gros nounours.

Je devais avoir 6 ou 7 ans quand j’ai pris conscience de sa différence par les regards et les mots des autres. Ce fut des petites réflexions comme « mais tu n’as pas peur de lui ? » ou « il est vraiment très bizarre ton frère… », ou encore «  ça s’attrape sa maladie ? »… Et puis les chuchotements en coin des adultes dans les lieux publics, les regards apeurés ou malveillants lancés. Quand nous partions en vacances, nous nous installions toujours le plus loin possible des autres sur la plage. J’entends encore ce jeune d’une vingtaine d’années penché à la fenêtre d’un wagon de train disant à tue-tête à son ami « hé ! T’as vu le cinglé ? ». Je devais avoir 11 ou 12 ans à cette époque. Une vague de haine immédiate pour cette bêtise crasse m’a alors submergée.

C’était une autre époque, aucune structure digne de ces enfants différents (on disait « attardés » !!!) n’existait. Ma mère n’a jamais pu exercer son métier de secrétaire/comptable. Elle devait s’occuper de Jacques. Toute notre vie familiale était déterminée par la présence de Jacques : les loisirs, les gens que mes parents fréquentaient, les lieux de vacances, les finances etc.

Une assistante sociale a littéralement harcelé ma mère pour que Jacques intègre en internat un « centre » pour enfants handicapés quand il a eu environ 12 ans. Mes parents ont cédé à la pression. Quand Jacques est revenu après sa 1ère semaine de centre, il était couvert de bleus et de plaies. Il tremblait de peur, se réfugiait dans un coin. Lui qui était si doux et démuni avait de toute évidence été la proie d’enfants violents sans que les adultes n’aient les moyens suffisants pour encadrer tous ces enfants aux handicaps multiples. Ça a été la seule expérience de Jacques enfant en collectivité, il n’y est jamais retourné !

Il est devenu mon « grand-petit frère » …

Il n’a jamais acquis un langage fluide. Il n’y avait pas d’orthophonistes, ni de psychomotriciens. Il pouvait s’exprimer mais de manière laborieuse. Il adorait chanter, nous nous en donnions à cœur joie tous les deux ! Il adorait la musique en général et passait beaucoup de temps près du phonographe à faire tourner en boucle les 78 tours de Berthe Sylva (« les roses blanches… »), ou encore de Mouloudji (« comme un p’tit coquelicot ») et bien d’autres…

Il jouait pendant des heures avec ses petites voitures majorette dont il possédait une caisse pleine. Sa passion à la télévision (seulement 1 chaîne et en noir et blanc !), c’était le catch. Il n’aurait pour rien au monde loupé  les matchs commentés par Roger Couderc !!!

Vers l’adolescence il a commencé à « fuguer ». La 1ère fois, nous étions à la campagne chez mes grands-parents, ça a été un branlebas de combat terrible ! Voisins et famille mobilisés pendant des heures, nous avons fini par le retrouver calme et serein tout près de la nef dans l’église du village. Il était assis là, tranquille, les yeux écarquillés, en paix… Ensuite, dès qu’il disparaissait, aucun affolement ! Nous cherchions l’église la plus proche et étions sûrs de le trouver…

Il est devenu mon « grand-petit frère » au fil des années. Bien avant l’adolescence, je savais que je devais le protéger. J’ai grandi avec cette responsabilité sans que personne ne me le demande. C’était juste une évidence en moi. Quand j’ai conçu le projet de devenir éducatrice spécialisée, j’avais, dans ma grande naïveté, prévu de créer un atelier que mon frère intègrerait et où il s’épanouirait. A postériori, je sais que dans ma tête j’avais inventé l’ESAT ! Mais Jacques a quitté notre monde juste avant que j’obtienne mon diplôme…

Chacun d’entre nous est unique mais relié à l’universel

Avoir eu un frère différent, a été, je le pense profondément, une chance. Je me suis construite avec un regard ouvert au monde, dans l’acceptation des multiples facettes qui constituent l’humanité. Chacun d’entre nous est unique mais relié à l’universel, ce n’est pas une option ou un choix de vie, c’est un fait, on n’y peut rien. Vivre et grandir aux côtés d’un frère trisomique n’est pas facile, c’est supporter les regards, les contraintes familiales, renoncer à un lien ordinaire de complicité fraternelle. Mais c’est aussi l’assurance d’un amour inconditionnel sans les enjeux de pouvoir ou de jalousie propres aux fratries dites « normales ».

C’est aussi et surtout l’apprentissage de la tolérance aux différences, toutes les différences. 

Je me souviens, lorsque je t’observais en silence, souvent, m’être interrogée sur ce que cachait ton regard perdu, rêveur, qui semblait accéder à un au-delà qui m’était, à moi, inaccessible. Comme tu n’avais pas les mots, comment pensais-tu, qu’aurais-tu pu me raconter de toi ? Parfois tu souriais de ce large sourire qui n’appartient qu’aux simples, ceux qui ne sont pas encombrés de la violence humaine.

Je me souviens des départs en vacances. Tout le monde s’agitait avec une frénésie exaspérée pour tasser dans les bagages les « indispensables » de dernière minute : carnet d’adresses, imperméables, ustensiles de cuisine… Toi, paisible et imperturbable, tu laissais ton regard mordoré errer nonchalamment sur l’effervescence, pas concerné du tout…

Je me souviens de tes fugues dans les églises quand on te retrouvait béat, les yeux levés vers les vitraux colorés. Qu’y trouvais-tu ? Vers quel sacré te tournais-tu ?

Je me souviens du ton de fausse pitié de cette femme très cultivée, voisine de la famille, quand elle m’a abordée dans la rue quelques jours après ta mort, alors que j’étais dévastée par la douleur de ton départ. Elle s’était bien gardée de venir à ton enterrement mais s’est sentie obligée de se montrer compatissante : « ils ont beau être comme ça, on y est quand même attaché »… Tout est dit, dans ces quelques mots, du mépris avec lequel certains considèrent le différent, le faible, le vulnérable. L’amour fraternel n’a rien à voir avec la différence…

Mon chemin est éclairé de ton existence

Tu m’accompagnes au-delà de l’absence

Témoignage de Ghislaine 15.06.2017 – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur ©rien qu’un chromosome en +

Témoignage d’Aurélie

La Trisomie 21 c’est pas grave, c’est juste différent !

« Accueillir notre petite fille de façon « ordinaire », sans appréhension, sans préjugés »

A la naissance d’Apolline nous n’avons rien vu ! Nous avons su plus tard qu’une des sages-femmes avait aperçu ses petits yeux bridés c’était bien car cela nous a permis d’accueillir notre petite fille de façon « ordinaire », sans appréhension, sans préjugés. Puis quelques heures après la naissance on est venu chercher Apolline et là on nous a dit qu’il fallait faire des tests parce qu’ils suspectaient une trisomie.  Le personnel de la polyclinique a été vraiment impeccable, accueillant et bienveillant. D’ailleurs je leur ai envoyé une lettre pour les remercier pour leur patience, leur écoute et leur disponibilité.
Comme les résultats des tests prenaient 3 à 4 jours, nous avons cheminé paisiblement. La clinique nous a autorisés à dormir dans la chambre d’Apolline pendant une semaine, les 3 lits alignés c’était vraiment chouette. C’est à partir de là qu’on s’est soudés, qu’on a vraiment formé une famille.  L’espace de parole entre nous et les soignants a été formidable, ils nous ont chouchoutés. Alors, oui, c’est vrai, tout s’écroule lors de l’annonce. Mais je me suis dit « je ne peux pas me permettre de pleurer devant elle, elle est là, devant nous, elle n’y est pour rien ! » Pendant les 4 jours d’attente du résultat des tests, on a cheminé, on a pris beaucoup de temps pour discuter, en couple, avec la famille, les fondations se sont mis en place là.  Notre fille allait partir avec un handicap, oui mais qui peut savoir à l’avance ce que va devenir son enfant ?
Avec nos parents ça s’est très bien passé, ils ont bien accueilli notre bébé. Ils étaient chargés de transmettre la nouvelle avec des mots clairs sur le handicap et non pas « un petit problème ». On a voulu vivre ces 4 premiers jours dans notre cocon, sans personne autour. Puis on a décidé d’ouvrir aux visites pour qu’Apolline soit accueillie par tous.

« Tout est à construire »

Au retour de la maternité c’était une enfant plutôt facile, elle n’avait aucun souci médical particulier, cela nous a rassuré. La trisomie 21 ce n’est pas grave, sa vie n’est pas en danger, c’est juste différent il y a plein de choses chouettes à vivre. Ça nous oblige à déplacer le curseur, à ne plus avoir les mêmes valeurs. On n’est pas dans la performance. On part d’une base et tout est à construire ! Notre projet pour nos filles est le même pour les deux: qu’elles trouvent leur voie qu’elles soient épanouie et autonomes.
La généticienne a été vraiment super. Elle nous a expliqué que tous les jours elle fait des diagnostics pour des choses très graves, invalidantes, des états de régression. Elle nous a dit qu’avec la T21 il était important de développer les bagages, que c’était à nous de faire le boulot « il faut y aller, les portes sont ouvertes !!! » Nous avons découvert que cela ne tient qu’à nous de faire progresser Apolline, ça nous donne une sacrée responsabilité !
Quand on rencontre des gens aussi bienveillants on garde les paroles comme celles-là toute notre vie.

« Il faut s’entourer de gens bienveillants. »

Dans le passé, j’avais travaillé avec des jeunes adultes T21. Ce qui m’avait marqué à l’époque, c’était un jeune adulte, maintenu en classe de 3ème jusqu’à l’âge de 19 ans et Il arrivait à l’IME, parachuté là, sans y être préparé.  Ce jeune, a grandi avec le statut de « petit clown » de la classe mais personne n’a jamais eu aucune exigence éducative. Il a alors développé des troubles et est devenu violent…. J’ai été marquée par cette situation. Alors aujourd’hui, pour Apolline, on se dit « le milieu ordinaire », oui, mais pas à tout prix ! » A partir du moment où l’école n’aura plus de sens pour elle, qu’elle ne progressera plus ou qu’elle ne se sentira plus bien,  nous choisirons le milieu protégé.
Apolline est en grande section de maternelle, elle va continuer dans cette classe en septembre. L’année dernière, nous trouvions qu’au niveau du langage, cela ne progressait pas. A partir de là, nous nous sommes dits que nous ne pouvions pas nous contenter uniquement de ce qu’on nous donne, il faut que l’on soit plus « pro-actifs ». C’est à partir de là que j’ai commencé à me pencher sur des thérapies alternatives et que nous nous sommes lancés dans la Thérapie Tomatis. C’est de la neuro-psychologie, une thérapie par le son qui permet de stimuler le cerveau et crée de nouvelles connexions neuronales. Cela agit non seulement sur les capacités linguistiques mais améliore aussi les capacités motrices, mentales, sociales. Pour nous, cela a été une vraie découverte !  Cela fait maintenant 1 an que l’on y va une semaine pendant chaque vacance scolaire  Dès la 1ère séance d’écoute, j’ai constaté un progrès moteur : Apolline pour la 1ère fois a monté les escaliers en alternance et non une marche à la fois ! A chaque fois, les progrès sont nets et visibles.
Son temps de latence s’est réduit, maintenant elle est plus réactive, plus éveillée. Ses blocages se sont apaisés. Cette thérapie représente un budget important pour nous  mais vu les progrès, pour nous c’est une de nos priorités,  pendant les séjours nous échangeons aussi  avec beaucoup d’autres parents.

 « Mettre du lien entre les professionnels pour leur permettre de faire équipe »

J’ai passé beaucoup de temps pour faire en sorte que chaque intervenant  qui accompagne  Apolline : l’institutrice, l’AVS la psychomotricienne, l’orthophoniste et l’éducatrice du SESSAD puisse communiquer avec les autres. Du coup, Elles forment vraiment une équipe, Apolline utilise du matériel qui circule entre elles et cela fait sens. C’est bénéfique pour Apolline et les professionnelles voient les fruits de leur travail. De même, dès sa 1ère rentrée scolaire, lors d’une réunion avec les autres parents j’ai ouvert le dialogue en expliquant la Trisomie d’Apolline et les particularités que cela pouvait poser. Les parents savent qu’ils peuvent en discuter avec nous si eux ou leurs enfants se posent des questions. Ça a permis des échanges très riches ! Chez la nounou Apolline a été accueillie tout simplement comme elle, sans préjugés et un lien fort s’est tissé avec Alixe, sa grande copine
Prendre les devants, ne pas rester isolés, former une équipe et construire un environnement bienveillant, pour moi, c’est la clé. J’ai vécu des moments très difficiles avec une ORL sans aucun tact professionnel, elle a été vraiment brusque avec Apolline, j’ai su depuis que ce n’était pas ma fille ni moi qui étions en cause, elle est comme ça avec d’autres, et pourtant c’est une référence dans son domaine… Je préfère ne plus aller la voir…
Pour mon autre fille, Inès, la prise de conscience se fait progressivement. Le handicap mental n’est pas facile à expliquer, c’est moins concret que pour un handicap physique. Inès se montre à la fois un peu protectrice envers sa sœur mais aussi parfois très autoritaire. Elle ne s’autorise pas à la dépasser, alors elle la pousse pour qu’elle progresse ! Pour nous, c’est important qu’Apolline puisse avoir des frères et sœurs, et puis, c’était notre projet !

« Je sais aussi que ma foi m’a beaucoup aidée pour cheminer »

Je sais aussi que ma foi m’a beaucoup aidée pour cheminer depuis la naissance d’Apolline. Je suis issue des mouvements catholiques ouvriers (Action Catholique Ouvrière) où l’on part du principe que notre foi se vit chaque  jour, dans le quotidien. Nous organisons régulièrement des rencontres. On y met en lien notre foi avec ce que l’on vit. C’est vraiment un lieu ressource où j’ai pu partager avec d’autres ce que je traversais, cela me fait prendre du recul par rapport à ce que je vis et y mettre du sens, des valeurs, nous qui sommes si souvent pris dans le « faire ».

(Propos recueillis par Ghislaine en Juin 2017) – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur ©rien qu’un chromosome en +